• « La recherche parle aux RH » par Référence RH et AGRH : Pourquoi et comment faire de l’incompétence un levier de performance ?
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« La recherche parle aux RH » par Référence RH et AGRH : Pourquoi et comment faire de l’incompétence un levier de performance ?

« La recherche parle aux RH » par Référence RH et AGRH : Pourquoi et comment faire de l’incompétence un levier de performance ?

Publiée le 02/09/2024

  • La rédaction de liaisons-sociales.fr
  • Les enseignants-chercheurs en ressources humaines, membres des associations Référence RH et AGRH, évoquent pour Liaisons Sociales une problématique RH. Dans cette première chronique, Isabelle Barth, professeure des Universités à l’Université de Strasbourg, HumaniS, nous propose de regarder l’incompétence autrement, comme une source de valeur, un levier de performance.
Portée

Isabelle Barth, professeure des Universités à l’Université de Strasbourg, HumaniS

Comment faire de l’incompétence un levier de performance ? La proposition, même interrogative peut paraître provocatrice, a minima contre-intuitive. Pourtant, admettons-le, l’incompétence est à la fois une obsession managériale et un impensé dans le monde du travail. Sortir de cette vision paradoxale est la clé pour avancer dans la réflexion.

L’incompétence : une obsession et un impensé

L’incompétence est une obsession dans le sens où les managers et les Responsables RH n’ont de cesse de la pourchasser et de la réduire, campant sur le postulat que la compétence est le socle de la performance. Toutes les actions sont alors tournées dans ce sens avec, au premier rang, la formation qui remédie à l’incompétence.

Une autre traduction de cette omniprésence est la multiplication des catégorisations de compétences avec les hard skills, compétences métiers, compétences techniques et les soft skills, compétences relationnelles et personnelles. Cette sophistication peut être lue comme la tentation de ne pas se confronter à l’incompétence. Car le faire, c’est avoir le courage de l’évaluation, c’est répondre aux attentes de plus en plus exigeantes des salariés de voir grandir leur potentiel. Or, les moyens ne sont pas toujours au rendez-vous, plongeant les managers de proximité et les RRH dans des tensions de rôle relevant de la double injonction : à quoi bon diagnostiquer l’incompétence si la remédiation n’est pas possible ?

Mais l’incompétence, malgré (ou à cause de) son omniprésence est aussi un impensé. Impensée au sens où elle est tabou, qu’elle relève du déni, et qu’elle n’est définie que comme « le contraire de la compétence ». Quand on investigue la littérature académique, même sur le temps long et à l’international, le constat est qu’il y a très peu de recherches sur le sujet-même de l’incompétence. Elle est abordée par le « sentiment de sa propre incompétence » (1) ou bien les coûts qu’elle engendre par les dysfonctionnements qu’elle génère (2).

Cet écart entre l’importance du phénomène et le peu de légitimité du concept ne peut que questionner. D’autant plus que les enjeux de réfléchir autrement à l’incompétence sont nombreux et de plus en plus pressants.

Pourquoi regarder l’incompétence autrement ?

L’enjeu central de toutes les organisations, de la startup à l’administration publique, est de recruter des talents, de les motiver et de les fidéliser en les gardant engagés. C’est la condition sine qua non de la performance.

Or, le contexte est à la raréfaction des talents pour plusieurs raisons : un marché du travail porteur qui a renversé le rapport de forces entre employeurs et employés en faveur de ces derniers, les autorisant à mobiliser leur pouvoir de négociation. Ceci engendre de grandes difficultés de recrutement comme de fidélisation dans toutes sortes de métiers considérés comme non gratifiants, insuffisamment payés, ou assortis de trop de contraintes vis-à-vis de la conciliation vie privé-vie professionnelle (les astreintes, les horaires décalés).

Enfin, ces difficultés ne peuvent être vécues comme passagères ou cycliques car elles s’inscrivent sur un fond de crise démographique au sens d’une baisse drastique de la population active en Europe (23,2 % de la population française aura plus de 65 ans en France en 2030 (3))

Ces évolutions doivent être anticipées d’autant plus qu’on en connait les clés : imaginer le recrutement de profils très différents des traditionnels « copiés-collés », et recruter des personnes considérées comme incompétentes pour les postes à pourvoir. Ces incompétences peuvent être techniques du fait d’une formation éloignée des attentes, comme relationnelles, avec le recrutement de personnes venant d’autres cultures, comme le montre la très large littérature portant sur l’expatriation.

S’ajoutent à ces contraintes externes, les attentes de plus en plus fortes des collaborateurs de se voir accompagnés dans leur développement professionnel et personnel par leur employeur.

Enfin, l’inscription des entreprises dans des projets de responsabilité sociétale les amènent à regarder avec bienveillance ce qui pouvait être perçu comme de la vulnérabilité : le handicap ou l’aidance en premier lieu.

Dans ce réseau de contraintes, il devient urgent de desserrer celle de la compétence et de pivoter pour regarder l’incompétence comme un levier potentiel de performance.

Comment faire de l’incompétence un levier de performance

Pour regarder l’incompétence comme source de valeur, il faut accepter de pivoter et de sortir de croyances bien établies.

- La première condition est de ne plus regarder l’incompétence comme le contraire de la compétence, mais comme une autre source de compétence. Ne plus s’installer dans une logique de curseur avec la logique que, plus on est compétent, moins on est incompétent, et vice versa. Mais au contraire comme un anneau de Moebius où compétence et incompétence se côtoient en fonction du contexte et du regard qu’on leur porte.

- Il faut ensuite admettre que l’incompétence ne peut être évaluée qu’en situation. Plutôt que de vouloir tailler les talents du collaborateur aux dimensions du poste, on peut revoir les missions à l’aune des compétences reconnues chez la personne. Plutôt que de vouloir remédier à des incompétences supposées, regarder comment elles peuvent devenir des ressources à déployer. On sort alors de la logique de portefeuille de compétences pour aller vers celle du buisson pour porter l’image du foisonnement. Tant de talents cachés ne peuvent s’exprimer faute d’écoute attentive et de créativité.

- Penser l’incompétence, c’est aussi éviter le déni ou le refus devant le diagnostic et garder ainsi une vigilance quant aux « incompétences spécialisées » (les « skilled incompetencies » décrites par Argyris (4)) quand les experts ne remettent jamais en cause leurs décisions tellement ils sont sûrs de leur compétence sans jamais la remettre en cause, au risque d’aller dans le mur.

- En miroir de l’hypervalorisation de l’expertise, l’incompétence dans un domaine ne doit pas assigner la personne à ETRE UN INCOMPETENT. Des évaluations fondées sur la dépréciation ne peuvent que déstabiliser et amener à un profond mal être.

- Enfin, réduire tout ce qui peut engendrer de l’incompétence : former TOUS les collaborateurs à des compétences sociales, relationnelles et transversales ; compter sur les compétences internes et ne pas déléguer systématiquement à des cabinets extérieurs des sujets stratégiques ; imposer de la formation tout au long de la vie même bien après 60 ans !

Quels résultats attendre ?

S’exercer à regarder l’incompétence en soi, et la regarder autrement permet de :

- Être bien au travail et dans son travail, et générer ainsi de meilleurs services aux clients (comme le montre la théorie de la « symétrie des attentions ») ;

- Rendre possible l’arrivée de nouvelles idées, de nouveaux processus, de nouveaux moyens de travailler ;

- Être plus désirable et mieux inscrit concrètement dans le paradigme de l’« entreprise sociétalement responsable » ;

- Regarder l’incompétence en dynamique : la reconnaitre, c’est pousser les personnes à progresser et à développer leur potentiel, car entrer en zone d’incompétences, c’est sortir de la routine et de sa zone de confort. Cette vision est très importante quand on va vers des métiers de management où il faut accepter de perdre ses compétences d’expert pour acquérir des compétences managériales.

- Voir dans l’incompétence une capacité créatrice : quand on ne sait pas faire, on invente d’autres chemins pour atteindre les objectifs assignés. Cette créativité est source de potentiel et d’innovation. Pour cela, il faut un climat de sécurité psychologique qui autorise les collaborateurs (et leurs managers) à développer d’autres façons de faire sans craindre d’être sanctionnés (5).

En conclusion il s’agit de regarder l’incompétence différemment en pariant sur son potentiel créatif. Cette proposition s’inscrit dans de nouveaux regards portés sur la vulnérabilité au travail. Un traitement différent de l’incompétence peut ouvrir des voies nouvelles dans le recrutement des personnes, ainsi que l’accompagnement et l’engagement des collaborateurs.

C’est une disruption mais il n’est certainement plus temps de laisser du temps au temps.

Isabelle Barth, professeure des Universités à l’Université de Strasbourg, HumaniS

Consulter les sites des associationsRéférence RH et AGRH

(1) S Martineau, A Presseau - Brock Education Journal, 2003 - journals.library.brocku.ca

(2) Savall H. et Zardet V., (2003). Maîtriser les coûts et les performances cachés. Economica, 4ème éd.

(3) INSEE

(4) Argyris, S., (1986). Skilled Incompetence. Harvard Business Review (Septembre 1986)

(5) Projet Aristote Google sur les équipes performantes( 2016-2020)

(6) L’ensemble de la réflexion est issue de mon ouvrage : Barth Isabelle (2024) : « La kakistocratie ou la direction par les pires », Ed. EMS