• Protection Sociale Informations, Nº 1336, 15 novembre 2022
  • Santé au travail
  • Réforme : un premier bilan décevant de l’application de la loi du 2 août 2021
Protection Sociale Informations, 1336, 15-11-2022
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Réforme : un premier bilan décevant de l’application de la loi du 2 août 2021

Réforme : un premier bilan décevant de l’application de la loi du 2 août 2021

Mis à jour le 15/11/2022

  • La rédaction de Protection sociale Informations
  • La dernière réforme de la santé au travail, issue de la loi du 2 août 2021, a suscité de nombreuses attentes. Plus de 15 mois après, quel en est le bilan ? Si certains regrettent que ses effets semblent tarder, d’autres arguent qu’il est trop tôt pour évaluer une réforme aussi structurelle. En tout cas, les partenaires sociaux se sont retrouvés le 24 octobre pour réaliser un point d’étape concernant le suivi de l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 10 décembre 2020, qui avait constitué une matrice pour la loi.
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© Getty Images

La crise sanitaire, qui avait mis les services de santé au travail sous tension, avait souligné (s’il le fallait) la nécessité d’une réforme du système – déjà dans les tuyaux avant le Covid. La méthode de coconstruction entre les acteurs (gouvernement, parlementaires, partenaires sociaux) a été saluée maintes fois, et les grands principes affichés mettent tout le monde d’accord. Toutes les parties prenantes souscrivent à la culture de prévention qu’elle veut insuffler. Elle doit aussi permettre de moderniser les services de santé au travail par l’instauration d’une offre socle et d’une certification pour garantir la qualité et l’harmonisation du service rendu aux entreprises. Pour ce faire, la loi a enfin voulu agir sur la gouvernance du système à plusieurs niveaux.

Le 11 octobre, lors de la journée Santé Travail organisée par Présanse, le ministre Olivier Dussopt a réitéré sa conviction de l’utilité de la réforme. Pourtant, est-elle aujourd’hui une réalité ? Les services de santé au travail ont bien été rebaptisés services de prévention et de santé au travail (SPSTI), certes. Mais sur les 48 textes d’application attendus, seule une trentaine d’entre eux ont été publiés. Certains manquent encore à l’appel, comme celui sur la partie dédiée à la santé au travail dans le dossier médical partagé, sur la formation des infirmiers, sur les infirmiers en pratique avancée (IPA), ou la mise en place des médecins praticiens correspondants (soutenue par la CPME), etc. Celui relatif à la cotisation des entreprises aux SPSTI est dans les tuyaux. Par ailleurs, les partenaires sociaux ont rendu leur copie sur les trois sujets qui leur étaient échus (offre socle, certification des SPSTI, passeport prévention).

Mais tout n’est pas forcément abouti pour autant. L’instauration du passeport de prévention est à cet égard symptomatique. Prévu par l’article 6 de la loi du 2 août 2021, il est censé être mis en œuvre depuis le 1er octobre 2022. Comme le décret n’est pas encore paru, l’exécutif a mis en ligne un site gouvernemental d’information, en attendant qu’il soit vraiment accessible à partir d’avril 2023 via le portail CPF ou le passeport compétences. Le 24 octobre, les partenaires sociaux ont tenu une réunion de suivi de l’ANI. Même si d’aucuns estiment qu’il faut laisser le temps au temps s’agissant de la montée en charge de cette réforme structurelle, ils s’accordent sur le fait que le Conseil national de prévention et de santé au travail (CNPST) doit mettre la pression sur la direction générale du travail (DGT) pour la publication des textes d’application. Et comme le ministre du Travail renvoie à son homologue de la Santé sur certains textes, les partenaires sociaux ont décidé d’inviter le ministre François Braun lors du prochain CNPST qui doit se réunir le 25 novembre, indique la CGC. Reste qu’une partie de l’ANI relève du droit mou, souligne la CFDT. Autrement dit, l’application de certaines mesures peut se faire en dehors des textes réglementaires, et cela notamment au niveau des branches professionnelles… à condition que les partenaires sociaux se saisissent de la question !

Des doutes et de la confusion sur le terrain

Sur le terrain, il semble bien que la réforme n’ait pas encore infusé dans les entreprises. Les résultats d’une enquête menée en 2022 par l’ACMS, le plus grand service de prévention et de santé au travail interentreprises (SPSTI) d’Île-de-France, auprès de ses adhérents employeurs montrent que la dernière réforme de la santé au travail reste méconnue des chefs d’entreprise, que ce soit sur les modifications du suivi individuel ou sur la priorité à donner aux actions collectives de prévention. Il se pourrait même que la réforme ait déjà ses effets pervers. Elle aurait introduit une certaine confusion chez les employeurs, en multipliant par exemple les visites de toutes sortes, selon Nicolas Le Bellec, le directeur général (DG) de l’ACMS.

Et dans les SPSTI, il semble que, loin d’apporter la cohérence souhaitée, la réforme ait entraîné une certaine désorganisation. Fin septembre, le Groupement des infirmiers de santé au travail a publié une tribune dans Le Monde intitulée « Les sacrifiés d’une réforme », arguant que la loi du 2 août 2021 les a réduits à de simples exécutants sous tutelle du médecin du travail, cela au détriment in fine du suivi de la santé des salariés. Les équipes des SPSTI sont désarmées face aux nouvelles obligations au regard de la santé publique qui font irruption dans leur quotidien professionnel, décrit un directeur de SPSTI en province, qui pose la question de l’accompagnement au changement. Idem face au suivi prévu désormais pour les travailleurs non salariés, qui ne sont parfois pas suivis en médecine de ville.

Dans les SPSTI, certains directeurs dénoncent déjà des effets pervers de la réforme. Selon Nicolas Le Bellec, le décret du 26 avril relatif à l’offre socle conduit à une concurrence délétère entre les services qui démarchent les entreprises, notamment en Île-de-France. En effet, il ne retient pas toutes les préconisations des partenaires sociaux sur l’offre complémentaire, notamment la proposition consistant à déployer cette offre complémentaire uniquement quand l’offre socle est assurée, et cela pour les adhérents. Autre concurrence stérile : celle qui peut exister pour le recrutement de médecins du travail entre SPSTI et services de santé au travail autonomes (exonérés de la réforme), qui proposent de petites fortunes pour les débaucher. Pour le DG de l’ACMS, favorable à la norme ISO, la nouvelle certification des SPSTI, dont le cahier des charges sera précisé par arrêté en 2023, est nébuleuse et pas assez ambitieuse.

Les errements de la gouvernance

La réforme avait fait le vœu d’améliorer la gouvernance du système. Il semble que des rapprochements volontaires se soient opérés entre les services ces derniers mois, comme par exemple entre le Sest et le CMIE en Île-de-France, afin d’atteindre une taille critique qui permette de mieux répondre aux besoins. Mais aucun bilan n’a été réalisé, note FO. D’où des craintes sur la proximité et le maillage territorial. Si les CA ont été renouvelés – avec une reprise en main de leurs mandataires par les organisations patronales nationales et une nouvelle présidence déléguée des organisations syndicales –, d’aucuns signalent que le népotisme gangrène toujours certains SPSTI. La rédaction d’une charte éthique des présidents serait toutefois en projet.

Autre sujet polémique, la place dans le système de l’association Presanse, qui réunit une grande partie des SPSTI de France. Les partenaires sociaux ne voient pas d’un bon œil le fait que l’organisation s’arroge un rôle politique de tête de réseau, afin de représenter ces services auprès des pouvoirs publics. Alors que les travaux continuent pour la rédaction du cahier des charges de la certification des SPSTI, l’association qui voulait être partie prenante du groupe de travail en a été écartée. Le chantier sur la révision de ses statuts a mis de l’huile sur le feu. Selon Presanse, l’idée générale est simplement de « renforcer encore la cohérence et l’efficacité de l’action collective des SPSTI dans le cadre de leurs missions ». Mais au-delà d’une méthode jugée trop descendante et prescriptive par certains services, le parti pris d’une sorte de régionalisation du réseau par la représentation renforcée des associations régionales au niveau du conseil d’administration (CA) fait débat parmi les membres. Les nouveaux statuts doivent être adoptés en CA le 17 novembre, avant d’être présentés lors de l’assemblée générale le 14 décembre. Mais dans un courrier daté du 31 octobre, la CPME, le Medef et l’U2P rappellent à l’ordre le président et le directeur général de Présanse : en tant que représentants des employeurs, ils réaffirment leur rôle d’interlocuteurs auprès des décideurs publics et renvoient à ses deux fonctions de « gestion et animation de la convention collective des SPSTI » et de « soutien technique des représentants des employeurs au plan national (CNPST), régional (CRPST) et local (SPSTI) ».

La pénurie de médecins du travail

Et si la loi était passée à côté de l’essentiel ? L’absence d’étude d’impact nuirait à sa mise en œuvre, selon Jean-Robert Steinmann, directeur général de l’AST Grand Lyon, pour qui la réforme, à défaut d’avoir proposé des solutions aux problèmes de démographie médicale, a de toute façon du plomb dans l’aile : « Comment réaliser dans ce contexte toutes les missions, y compris les nouvelles, en présence d’une obligation de résultat des SPSTI qui consomme de la ressource (parfois en vain), et alors que ceux-ci font encore face à une dette de visites périodiques non réalisées en raison du Covid ? » La loi a certes prévu un dispositif de médecins praticiens correspondants, cher à la CPME, mais le décret n’est toujours pas sorti. Et ce n’est pas comme si la pénurie ne touchait pas tout autant les médecins généralistes, balaye d’un revers de main Jean-Robert Steinmann.

Mais la loi du 2 août 2021 a peut-être aussi conservé des dispositifs qui n’ont pas fait leurs preuves. En mars 2022, le ministère du Travail a diligenté une mission à l’inspection générale des affaires sociales (Igas) pour évaluer les contrats pluriannuels d’objectifs et de gestion (Cpom) – obligatoires depuis dix ans, mais dont tous les SPSTI ne sont pas dotés. Conclus pour cinq ans entre ces derniers, les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) et les Caisses d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat), ils devaient être renouvelés pour leur troisième génération au plus tard le 1er janvier 2023. C’est pourquoi l’Igas était censée rendre, avant l’été, d’une part un bilan quantitatif et qualitatif, et d’autre part un « diagnostic de l’utilisation des Cpom en tant qu’outil efficace d’animation ». Pour l’heure, il n’en est rien, et ce n’est peut-être pas un hasard.

Marie Duribreux