• Semaine Sociale Lamy, Nº 1920, 14 septembre 2020
  • TÉLÉTRAVAIL
  • « Le télétravail ne peut être constant, permanent et exclusif »
Semaine Sociale Lamy, 1920, 14-09-2020
Semaine Sociale Lamy

« Le télétravail ne peut être constant, permanent et exclusif »

« Le télétravail ne peut être constant, permanent et exclusif »

Sophie Prunier-Poulmaire

Maître de conférences en Ergonomie, Responsable de l'itinéraire Pédagogique Ergonomie et Santé au Travail, Université Paris Nanterre

Semaine sociale Lamy :Le télétravail, au sortir du confinement, est devenu un mode d'organisation du travail prisé par les entreprises et les salariés. Que pensez-vous de sa généralisation ?

Sophie Prunier-Poulmaire : Le confinement a donné, en effet, un coup d'accélérateur au télétravail, qui était déjà en forte progression ces dernières années. Des entreprises, peut-être jusque-là réfractaires à ce mode d'organisation du travail, ont dû faire basculer du jour au lendemain l'activité de milliers de salariés de leur bureau habituel à leur domicile. Toutefois, ce passage d'un mode d'organisation à un autre, réalisé sous la contrainte et dans l'urgence, n'est pas à proprement parler du télétravail. Il s'agissait plutôt d'une continuité de l'activité professionnelle effectuée à domicile, en présence de sa cellule familiale, dans un contexte sanitaire particulièrement anxiogène ; Or, le télétravail est un mode d'organisation du travail pensé, réfléchi, négocié, accepté, managé, certainement pas ce qui s'est imposé à nous dans les conditions que nous venons de traverser. Cette situation, bien que très instructive, ne peut donc pas être la norme à partir de laquelle mener nos réflexions sur la manière dont le télétravail peut s'organiser demain.

Il me semble par ailleurs utopique de penser que le télétravail puisse être un mode organisationnel des activités professionnelles constant, permanent et exclusif. Tout d'abord, parce que toutes les activités professionnelles ne s'y prêtent pas. Nombreuses sont celles, dans l'industrie par exemple, qui exigent que le salarié soit présent là où le résultat de la production est attendu.

Mais même au sein des métiers qui paraissent s'y prêter, la généralisation me semble complexe. Et il est essentiel de s'interroger systématiquement sur le travail réel : sur sa nature, sur les outils et les moyens qu'il exige, les relations qu'il implique, l'expérience qu'il requière et si ce travail est réalisable loin de son collectif professionnel.

Le télétravail s'accompagne presque systématiquement d'une réorganisation des espaces professionnels (bureaux multiusage, open space, flex office...)

Quels sont les atouts pour l'entreprise ? Pourquoi cet engouement ?

S. P.-P. : Le télétravail permet aux entreprises d'accroître leur compétitivité, leur flexibilité et de réduire leurs coûts de production, notamment en réduisant le coût de l'immobilier en constante augmentation dans les grandes villes. En effet, le télétravail s'accompagne presque systématiquement d'une réorganisation des espaces professionnels - bureaux multi-usage, open space, flex office, etc. - qui permet à l'entreprise de réduire la surface de ses locaux. Ce qui doit l'amener à penser ce mode organisationnel dans sa dimension globale et à en anticiper les conséquences. Le salarié est-il satisfait de ne plus avoir de bureau attitré et d'être nomade au sein de l'entreprise ? Ce mode d'organisation qui associe du télétravail, à domicile ou en tiers-lieux, et du flex office au sein de l'entreprise, est-il pérenne et satisfaisant pour la santé économique de l'entreprise en termes de qualité et d'efficacité du travail réalisé mais aussi pour la santé physique, mentale, psychique et sociale des salariés ?

Enfin, des études ont montré que le télétravail augmente la fidélisation des salariés et renforce l'attractivité des entreprises, notamment auprès de la jeune génération. Il impacte aussi positivement sa politique de responsabilité sociale en réduisant les déplacements pendulaires domicile-travail et donc, son impact environnemental.

Qu'est-ce que les salariés espèrent en retirer ?

S. P.-P. : Le télétravail permet une meilleure conciliation vie privée/vie professionnelle et une réduction du stress et de la fatigue, notamment liée aux transports. Il permet aussi à certains salariés de gagner en autonomie dans leur façon de travailler et de prendre des microdécisions sans avoir systématiquement à en référer. Enfin, il n'y a pas d'obligation juridique de télétravailler pour le salarié. C'est une opportunité qui lui est offerte, qu'il peut accepter ou refuser sans incidence sur son emploi.

Quels sont les points de vigilance à avoir ?

S. P.-P. : Tout d'abord, je l'ai dit, toutes les activités professionnelles ne se prêtent pas au travail à distance. Je pense notamment aux activités hyper sécurisées ou qui nécessitent une réflexion collective.

Le télétravail questionne aussi le management de proximité qui peut avoir le sentiment de perdre le contrôle de la qualité et de la performance ou de voir sa charge de travail augmenter. Les managers doivent, encore plus qu'auparavant, faire confiance aux salariés, apprendre à déléguer, donner des marges de manœuvre, de l'autonomie, changer leur conception de l'évaluation du travail. Sinon, des pressions supplémentaires sont reportées sur les salariés pouvant alors engendrer de l'épuisement, un sentiment de démotivation, voire un burn-out lorsque les salariés doivent constamment prouver leur temps de travail et la manière dont ils l'occupent ou qu'ils sont appelés toutes les heures par leur hiérarchie. La performance résulte aussi des liens de confiance que l'on va nouer avec les salariés. Cette confiance mutuelle est une des clefs de la réussite du télétravail.

Le télétravail crée aussi un risque de délitement des collectifs et d'une moindre adhésion aux valeurs de l'entreprise. Être à distance de ses pairs et de ses managers peut impacter la santé mentale et psychique des salariés : peut-on travailler sans les autres, loin des autres ? La plus grosse difficulté est de ne pas partager autour du métier, du travail. Une grande partie de notre expérience professionnelle se construit au contact de nos pairs. Toutes les astuces de métiers que l'on met en commun, dans des espaces formels comme des salles de réunion ou informels, autour de la machine à café, risquent d'être perdus, au même titre que les opportunités de créativité et d'innovation qui se jouent souvent dans l'émulation du collectif. Enfin, certains salariés craignent que, loin du regard de leur manager, leurs efforts, leur engagement professionnel restent invisibles et ne soient plus valorisés. Ces craintes peuvent générer de l'insatisfaction, de l'isolement, du désinvestissement, du stress et donc des risques psychosociaux. Le lien social qui se noue en entreprise n'existe plus sous cette forme en télétravail. Certains salariés jugent aussi leur travail plus monotone du fait de la perte de ces échanges. Ce qui engendre de la démotivation, voire, pour certains, de la souffrance. On peut avoir le sentiment d'une perte de soutien de la part du collectif et de ses pairs.

Le télétravail bouscule également le temps de travail. Les salariés peuvent perdre leurs repères à l'échelle de la journée, de la semaine. C'est aussi souvent travailler plus, plus longtemps. On constate en effet dans ce mode organisationnel une diminution des pauses, des horaires plus morcelés qui questionnent in fine la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle. Le télétravail pose donc la question du bornage du temps de travail. D'autant que lorsque le télétravail est considéré comme une opportunité offerte au salarié, un cadeau, celui-ci peut se sentir redevable auprès de son employeur et vouloir en faire plus. À l'inverse, on assiste parfois au rejet du salarié en télétravail par les autres salariés de l'entreprise auxquels l'employeur refuse ce mode d'organisation.

Une grande partie de notre expérience professionnelle se construit au contact de nos pairs

Quel rôle pour les IRP ?

S. P.-P. : Les IRP devront accompagner les conditions dans lesquelles le travail peut se dérouler au domicile. Le risque étant qu'ils perdent le lien de proximité avec les salariés. La problématique est déjà connue pour les travailleurs de nuit et les travailleurs postés, qui sont moins syndiqués que les autres salariés. De par leurs horaires atypiques, le lien se délite. Ce qui va obliger les IRP à repenser la manière dont ils vont soutenir à l'avenir les salariés.

Quel est l'impact du télétravail sur le salariat ?

S. P.-P. : Dès lors que l'on change de mode d'organisation du travail, on change le contenu même du travail, des métiers. La crise sanitaire aura donc probablement un impact sur le travail de demain. Et une généralisation du télétravail aura des conséquences sur l'évolution du lien salarié, notamment chez les cadres. Il risque aussi de changer le travail subordonné. La notion même de salariat. Suis-je toujours salarié si je vois mon employeur une fois par mois ? C'est une autre forme de subordination, de lien de travail qui pose des questions juridiques autant qu'économiques et sociales. L'ubérisation de l'économie participe de cette évolution.

Propos recueillis par Sabine Izard