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  • Les systèmes d’évaluation des salariés à l’aune des principes généraux de prévention
Semaine Sociale Lamy, 2051, 19-06-2023
Semaine Sociale Lamy

Les systèmes d’évaluation des salariés à l’aune des principes généraux de prévention

Les systèmes d'évaluation des salariés à l'aune des principes généraux de prévention

Mis à jour le 19/06/2023

Les systèmes d'évaluation sont-ils de retour ? Pour le Tribunal judiciaire de Créteil, le manquement à l'obligation de prévention incombant à l'employeur, le risque de subjectivité lié à l'application des critères comportementaux, l'incompréhension sur le lien entre évaluation et rémunération justifient l'interdiction du nouveau système d'évaluation du groupement d'intérêt économique informatique.

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Françoise Champeaux

[TJ Créteil, 3e ch., 16 mai 2023, no 22/08288]

Les systèmes d'évaluation se suivent et se ressemblent. Un entretien annuel, une revue à mi-année, des critères comportementaux, le tout mâtiné d'autoévaluation... Si le contentieux s'est focalisé ces dernières années sur les critères comportementaux qui doivent s'abstenir de toute subjectivité et sur l'autoévaluation dont on n'a pas trouvé la faille, le curseur semble se déplacer vers le volet sécurité et santé mentale des systèmes d'évaluation, comme en atteste le jugement récent du Tribunal judiciaire de Créteil. La décision interdit au groupement d'intérêt économique informatique CDC (ICDC) « d'appliquer le système d'évaluation professionnelle des salariés dénommé “entretien de performance” » contesté par le CSE, la CGT, l'UNSA et la CFDT. Si les critères comportementaux « posent effectivement question », si le lien entre évaluation et rémunération a suscité « l'incompréhension », c'est le volet risques psychosociaux (RPS) qui a plus particulièrement retenu l'attention des juges. ICDC « n'a pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé mentale des salariés de l'entreprise dans le cadre de la modification du système d'évaluation des salariés », tranche le tribunal. Pour autant, c'est le système « dans son intégralité » qui est déclaré illicite et « son application interdite ». Les évaluations individuelles effectuées et les données recueillies au sein de l'outil sont quant à elles épargnées, conformément à une jurisprudence qui cloisonne l'individuel et le collectif.

UN NOUVEL ENTRETIEN DE PERFORMANCE

C'est à la faveur d'un accord sur la QVT (qualité de vie au travail) conclu en février 2022 que le système d'évaluation a été revu chez ICDC. « Le format de l'entretien annuel peut être amélioré », « le système de notation sera supprimé et la fixation d'objectifs SMART (spécifique, mesurable, atteignable, relevant = pertinent, temporel) sera favorisée », indique l'accord. Fort de ces directives, le système a été revu. Au classique entretien annuel avec le responsable hiérarchique, une revue à mi-année est venue s'intercaler avec la possibilité pour le manager de déléguer l'entretien. Dix-neuf critères comportementaux (12 attitudes et comportements essentiels applicables à l'ensemble des salariés et sept attitudes et comportements à mettre en œuvre pour certaines missions/fonctions) doivent être pris en compte dans la fixation des objectifs. Quant à l'autoévaluation, elle est facultative. Après avoir diligenté une expertise dont les conclusions, « résultat d'un travail d'analyse conséquent », ne cessent d'inspirer le tribunal, le CSE, accompagné de trois syndicats, a assigné à jour fixe la société « aux fins d'obtenir l'interdiction d'application du nouveau système d'évaluation des salariés ». Ils ont obtenu gain de cause.

L'ANALYSE DES RISQUES ET MESURES DE PRÉVENTION

Dans une longue motivation qui fait la part belle aux principes généraux de prévention (C. trav., art. L. 4121-1 ; L. 4121-2), le tribunal délivre un mode d'emploi qui vaut bien au-delà de l'espèce. En synthèse, toute société qui met en place un nouveau système d'évaluation doit :

  • procéder à une évaluation exhaustive des RPS, « caractérisée par un véritable travail d'analyse des modalités d'exposition des salariés à des facteurs de risques » ;
  • établir un plan d'action complet sur cette base.

Pour le tribunal, la modification d'un dispositif d'évaluation professionnelle « estpar naturesusceptible d'être génératrice de risques psychosociaux pour les salariés ». Les principes généraux de prévention (PGP) doivent « être appliqués avec rigueur par l'employeur » en conclut le tribunal qui met à l'honneur les trois premiers PGP (sur neuf), soit « éviter les risques »,« évaluer les risques », « combattre les risques à la source ». Et pourquoi pas le quatrième « adapter le travail à l'homme », serait-on tenté de suggérer aux juges ? Voilà qui plaide aussi pour une expertise systématique... Les juges de Créteil sont-ils plus rigoureux que la chambre sociale de la Cour de cassation qui exigeait la consultation du CHSCT lorsque « les modalités et les enjeux de l'entretien étaient manifestementde natureà générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail » (Cass. soc., 28 nov. 2007, no 06-21.964) ? L'arrêt est un peu ancien. Depuis, l'essor des principes généraux du droit est palpable dans la doctrine de la chambre sociale (notamment Cass. soc., 11 sept. 2019, no 17-25.300) de sorte qu'on peut penser que le TJ de Créteil est aligné sur la position de la Cour de cassation.

On ne transige pas avec la santé. Le jugement pointe implacablement les défaillances de l'entreprise. Un document de présentation du nouveau système qui ne consacre que « deux pages » à l'analyse des risques et mesures de prévention. Trop général, trop imprécis, manque d'exhaustivité, des éléments déclaratifs et non opérationnels, « sans transformation des déclarations en actions concrètes et détaillées (date, cible, pilote, moyens), reliés à la situation de travail correspondante et visant à réduire voire à éliminer le risque décrit ». L'expert, abondamment cité, a estimé que d'autres risques pouvaient être identifiés. Le tribunal le suit.

Les réponses de l'entreprise ne convainquent pas davantage les juges. Adoptant une démarche pragmatique, ICDC avait indiqué qu'une fois les entretiens réalisés, « et si d'éventuels risques sont constatés, ceux-ci pourront faire l'objet d'une intégration dans le DUERP (document unique d'évaluation des risques professionnels) ». C'est un peu tard, lui répond le tribunal qui rejette toute séance de rattrapage et prône « une action de prévention » à l'opposé d'« une position de réaction ». Il ne saurait être question pour les juges d'imposer les indicateurs de Gollac ou la grille de l'INRS pour évaluer l'exposition aux RPS. Seule, compte l'évaluation exhaustive des RPS, peu importe la méthode choisie. La société ne s'étant pas conformé à ce mode d'emploi, « l'interdiction du nouveau système d'évaluation doit être ordonnée de ce seul fait ». Pour la société, la pilule est amère. Comment des mesures insuffisantes peuvent-elles justifier la nullité du nouveau système ?

CRITÈRES COMPORTEMENTAUX ET RÉMUNÉRATION

Nous passerons plus rapidement sur les critères comportementaux et sur le lien entre évaluation et rémunération qui certes encourent les reproches du tribunal mais sont moins novateurs que l'argumentation sur la prévention.

Des critères comportementaux qui « posent question »

Le jugement rappelle d'abord quelques fondamentaux : « Les critères comportementaux sont admis au sein d'un système d'évaluation dès lors qu'ils sont objectivement vérifiables, précisément définis, illustrés d'exemples et en lien avec le poste occupé par le salarié. » Il n'est pas question de « limiter l'évaluation des salariés à l'appréciation de compétences purement techniques ». Reste que les critères comportementaux à propos desquels les avocats des deux parties ont ferraillé (ils « ont fait l'objet de développements importants dans les conclusions des deux parties au présent litige », constate/reproche ? le tribunal manifestement plus intéressé par le volet RPS) « posent effectivement question ».

Une partie de ces critères (12 au total) est commune à tous les salariés. Il s'agit de : « L'adhésion à l'entreprise, la maîtrise de soi, l'orientation service client, l'adaptabilité/souplesse, la conviction pour agir, la coopération, l'esprit d'équipe, la rigueur/réduction de l'incertitude, la capacité d'organisation, l'initiative, l'innovation, le développement de son réseau. » Sept compétences sont spécifiques à certaines missions : « Le développement des autres, la capacité à déléguer, l'influence et l'impact, le leadership (conduite d'équipe), la vision stratégique, le sens politique (compréhension des organisations) et l'usage approprié de l'autorité. » Chaque compétence est déclinée en niveaux, de « non maîtrisé » à « averti ».

Sans stigmatiser telle ou telle compétence qui serait illicite comme les critères liés à la « rigueur/réduction de l'incertitude » ou encore « le sens politique » dont le caractère très subjectif peut difficilement être nié, les juges pointent l'imprécision globale du dispositif et le « risque d'interprétation et de subjectivité ». Le choix des métiers soumis à une compétence spécifique n'apparaît pas non plus « strictement encadré ». Là encore, l'employeur n'a pas pris « les mesures concrètes visant à prévenir les risques de subjectivité, d'inégalité de traitement des salariés, d'évaluation de leur personne et de leur système de valeur, outre les RPS associés, en établissant le référentiel applicable ». Les juges rebouclent avec les RPS...

Dans cette logique, quelles mesures auraient pu être pertinentes ? Le tribunal cite les conclusions de l'expertise qui préconisaient d'éclaircir la finalité du recours aux critères comportementaux, les moyens utilisés pour évaluer les compétences retenues, la caractérisation des limites et les risques des comportements décrits et d'en déduire des actions de prévention. Il fallait plus de débats contradictoires, un rappel éthique, un contrôle déontologique et une phase d'adaptation avec amélioration continue du processus, autant d'actions qui apparaissent « légitimes » aux yeux du tribunal « au vu de l'importance du dispositif d'évaluation professionnelle dans la relation de travail ».

Opacité entre l'entretien annuel et la rémunération

Quelle est la finalité de l'entretien nouvellement dénommé de performance ? Belle question qui exige de la clarté. Les collaborateurs doivent savoir. Le changement de dénomination a conduit, selon l'expert, à la croyance chez les salariés que la part variable de la rétribution serait étendue à tous et pas seulement aux managers. Le tribunal puise dans le guide de présentation à destination des salariés ainsi que dans les réponses de l'entreprise pour conclure également à l'absence de précision sur le lien entre le nouvel entretien et l'évolution de la carrière et de la rémunération. Les « précisions » figurant dans la documentation de l'employeur sont jugées « sommaires et non pratiques ». Elles ne répondent pas aux conditions fixées par la loi qui exige, d'une part, l'information du salarié sur les « méthodes et techniques d'évaluation professionnelles mises en œuvre à son égard » et, d'autre part, que les méthodes et techniques d'évaluation des salariés soient « pertinentes au regard de la finalité poursuivie » (C. trav., art. L. 1222-3).

Prévention et précision sont les maîtres-mots de ce jugement qui a passé au peigne fin le nouveau système « entretien de performance » sans dire un mot sur l'autoévaluation. Un appel est probable. Il sera alors temps de conclure si une nouvelle séquence sur l'évaluation s'est ouverte, celle d'un lien irréductible avec la prévention.